vendredi 5 février 2016

Safaa Erruas. Eloge de la distance



Safaa Erruas lors de l'installation de "La Fontaine des épines" à la Havane. Courtesy de l'artiste.



 Après un temps aussi long, la pluie arrive à la forêt
et à la rivière qui n’existent pas.
Antonio José Ponte. Les nourritures profondes.


Invitée à la XIIème Biennale de la Havane en Mai 2015, Safaa Erruas s’est posé une première question, celle de l’éloignement. Comment approcher un lieu, y ancrer une œuvre quand on ne l’a jamais habité ni cerné de près ? Peut-être en cherchant un terrain virtuel d’entente que l’Histoire rendrait plausible. Une Gharnata légendaire, rêvée encore, encore rêveuse, empreinte des mêmes motifs qui hantent à ce jour les anciens riads de Tétouan, les jardins de l’Alhambra et les vieilles rues d’une certaine Havane. 

L’artiste fait surgir alors une fontaine immaculée sur la corniche du Malecon havanais. Improbable mais bien réelle, elle semble avoir été découpée dans un livre de contes andalous. De loin, elle est jaillissement d’eau, ruissellement apaisant. Mais la distance n’entretient les angles parfaits que pour mieux les dissiper, une fois parcourue. La fontaine se mue ainsi en une forme vidée de son premier sens, transfigurée pour d’autres chuchotements. Son eau s’élève en brassée d’épines de fer transperçant un bassin miroir. Le ciel qui s’y penche est fissuré jusqu’à l’infini ; un enchevêtrement qui prolonge les brèches serpentines des ruines toujours debout de la Havane.


"Miroir de patience"
La fontaine des épines de Safae Erruas réitère cette persistance de l’artiste à contrarier l’ordre illusoire du paraître, à déciller les codes admis du visuel, à déranger les définitions confortables, par l’acéré qui se terre dans les plis de l’éthéré, du cotonneux, du lisse. L’acéré ici empêche le confinement dans une vision agréable de soi, lacère le reflet pour le redessiner en bris d’images recousues. Si, dans la légende, Narcisse se noie dans le miroitement d’une eau apaisante, ici le bourgeonnement de fils barbelés éloigne le visage de son propre visage, le corps de son propre corps. Se regarder, ce n’est plus mourir ; se regarder, ni de trop près, ni de trop loin, à la bonne distance, c’est renaître entre les lignes de cette zébrure invisible qui devient subitement apparente, épouse la vision de soi avec l’entêtement d’une plante grimpante, envahissante, métallique.

Où accrocher le miroir qu’introduit pour la première fois Safaa Erruas dans son œuvre ? Est-ce celui chanté par les soufis, que Rûmî décrit comme "l’âme rouillée par l’attachement à l’existence matérielle", et ayant besoin d’être "polie par le détachement" pour "recevoir la lumière divine et ne contenir rien d’autre que son reflet"(1) ? Est-ce ce "miroir de patience" évoqué dans l’un des premiers poèmes cubains sur l’attente et l’enfermement ? Ou est-ce "Le miroir des âmes simples et résignées", titre de l’ouvrage rédigé au XIIIème siècle par Marguerite Porete, une chrétienne mystique qui dénonça dans son livre les apparences trompeuses de la nature, et prêcha l’amour pour dieu comme effacement de l’être, fusion avec le créateur, à la manière d'Al Hallaj ? L’on connaît l’attachement d’Erruas à ces femmes avant-gardistes et martyres souvent sacrifiées pour avoir devancé leur temps et les hommes par leur culture, leur science et leur audace. Ainsi l’hommage qu’avait rendu l’artiste en 2011 à Ipazia, brillante mathématicienne de l’antiquité et féministe avant l’heure.

Mais après s’être penché sur tous ces miroirs, l’on préfère celui que propose Michel Foucault : "Le miroir, après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là-bas où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface ; je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent." Ce miroir est tentant par la distance qu’il suggère, cet entre-ici-là-bas où peut se dérouler à la fois l’illusion et l’être ; l’ombre et son essence. Au bout, c’est le mensonge, c’est la vérité, c’est l’autre ou c’est moi. Mais ce qui nous mène jusqu’au plus près de ce lieu où tout se dévoile, est d’abord ce qui nous en éloigne. La distance. Et ce qui nous guide, jusqu’au voile et sa déchirure, c’est d’abord ce qui nous égare et nous dupe. L’illusion.


L’œil et la vision
Distance et illusion sont souvent un pari gagné. Celui de nous faire marcher. Face à la fontaine des épines, toujours sur la corniche du Malecon, l’on aperçoit un vieux pilône électrique, brisé en deux. Il faut s’en rapprocher pour découvrir, la surprenante émergence, à l’extrémité du bois, d’une multitude de mini-pilônes, sortes de bourgeons verts qui montent au ciel. Le poteau de ligne fracassé se régénère comme un arbre au printemps. Cette renaissance surréaliste, c’est Secondary growth line extension, l’œuvre en trompe-l’œil de David Opdyke. L’on s’achemine ensuite vers un immense chaudron dont la surface semble de loin sertie comme un bijou, et qui est en fait une marmite géante et vide criblée de milliers de fourchettes intitulée… Delicatessen ; et l’on songe que cette œuvre de Roberto Fabelo serait le contenant rêvé pour "Las comidas profundas", "Les nourritures lointaines" de l’écrivain cubain Antonio José Ponte. Plus loin encore, le "Jardin" de l’artiste Victor Piverno est un grand enchevêtrement gris de fil barbelé, qui forme de gros buissons compacts et impénétrables. Et que dire de cette patinoire de Duke Riley, annoncée à grandes pancartes, où l’on chausse ses patins à glace pour découvrir qu’il n’y a pas de glace…

A chaque fois, parcourir une distance pour lever le voile sur une vision, sur une illusion. Une quête de la vérité ? Un "examen" de la perception ? Il semble que c’est ainsi que ces artistes, parmi tant d'autres, ont décidé d’explorer "L’idée et l’expérience", thème proposé par les commissaires de cette biennale 2015. Nous choisissons de retenir le terme de l’Expérience, pour servir l’Idée qui nous point de Distance. Dans le Robert, une des racines probables du terme Expérience serait pereire, qui voudrait dire traverser, transpercer. Cette définition est confortée par l'analyse de Roger Munier (2) : "Expérience vient du latin experiri, éprouver. Le radical est periri que l’on retrouve dans periculum, péril, danger. La racine indo-européenne -per à laquelle se rattachent l’idée de "Traversée" est secondairement, celle d’épreuve²." 


"Seguir adelante"
L’expérience serait donc, entre autres, une longue marche éprouvante. C’est cette longue marche qu’ont entrepris pendant des décennies les Cubains, dans un lieu figé dans le temps, hors du temps. Il est intéressant de découvrir que l’expression qu’ils utilisent le plus serait, à côté de la Lucha (lutte), Seguir adelante (aller de l’avant), nous apprend la sociologue Lorraine Karnoouh (3) : "L’effort constant pour "Seguir adelante", aller de l’avant, a fait de la vie quotidienne un vrai combat à la fois social et intérieur’’. Avancer coûte que coûte et croire tant bien que mal en l’existence d’une issue au bout du chemin, quitte à s’inventer un horizon, à restaurer seul les brèches qui se creusent en soi… Dans le sublime documentaire "La Havane, une vie dans les ruines" de Florian Borchmeyer (2006), un des protagonistes parle affectueusement d’un vieil immeuble et le compare à une personne très âgée. L’écrivain cubain Ponte quant à lui y confie : "You carry the ruins inside, as mourning, as a deep sorrow". "In a way, the inhabitants of the ruins are themselves ruins".

A la Havane, on restaure la fissure, tout comme on soigne un mal incurable qui ronge mais qui n’empêche pas de vivre, d’aller de l’avant. C’est cette fissure qu’a rendue visible La Fontaine aux épines. Et si l’artiste cubaine Tania Bruguera, lors d’une performance audacieuse, avait offert une voix en tendant un micro à ses concitoyens et les avait invités à s’exprimer librement durant la Biennale de la Havane en 2000, La Fontaine aux épines a donné des traits à la brèche qui les habite. Initiant une subversion tranquille, Safaa Erruas a de son côté discrètement tendu aux Havanais et aux Cubains un miroir où il s’agit de regarder un visage, un corps transpercé, de donner enfin forme aux blessures secrètes de l’âme, aux ramifications acérées de l’enfermement et des restrictions qui se sont ancrées dans la vie de tous les jours. Pour emporter dans les yeux une ultime vision de soi, torturée mais lucide, portant le passé, parlant du passé, avant les possibles déflagrations et métamorphoses à venir qui attendent "ce peuple aussi solaire (…) obligé de manger des obscurités" (Ponte, Les nourritures profondes).

Si l’on se souvient, la première question que s’est justement posée Erruas portait sur l’éloignement, la distance. Il s’avère qu’avec La fontaine des épines, elle ait réussi à y répondre, à cerner non seulement le lieu mais aussi à en parcourir la trame invisible, au plus près de ceux qui l’habitent. Peut-être parce que finalement, la distance, malgré toutes les illusions (désillusions ?) qu’elle installe, est ce qui nous rapproche, bien plus que d’être ce qui nous éloigne.           



(1) Christine Van Ruymbecke. L'histoire du Concours des peintres Rûmîs et Chînîs chez Nizâmi et chez Rûmî, Deux aspects du miroir.
(2) Cité dans l’éditorial de Landa Fabio. Le coq-Héron. (Source Cairn.info).
(3) Lorraine Karnoouh, « À propos de la permanence et du changement dans la Cuba contemporaine : un essai sur la « Période spéciale ». », Outre-Terre 1/2007 (n° 18), p. 337-344. (Source Cairn.info).



Detras Del Muro : Et que s'installe la promenade...
Sélectionnée par Orlando Britto, Safaa Erruas a participé au projet Detras Del Muro dans le cadre de la Biennale de La Havane. Le projet, initié par le commissaire d'exposition Juan Delgado, a investi pour la deuxième fois cette année son lieu de prédilection, le Malecon, la corniche mythique de la Havane, où déambulent les promeneurs à toute heure, et où ils ont pu découvrir pendant deux éditions de la biennale les installations de dizaines d’artistes invités par Detras Del Muro. Juan Delgado aimerait restituer cette "rêverie du chemin" si chère à Bachelard, offerte aux Havanais et tissée par eux, dans un musée où seraient exposées ces mêmes installations. Detras Del Muro deviendrait alors non pas une trace d’exposition, ou une exposition permanente, mais la reconstitution d’une déambulation, d’une distance à la fois parcourue dans le passé et contemplée dans le présent. Un lieu qui rappellerait aux promeneurs du Malecon l’instant où ils ont poussé plus loin les frontières des murs et de l’horizon pour pénétrer dans l’espace indéterminé, infini, d’installations éphémères, taillées pour défier la durée.

https://es-es.facebook.com/DetrasDelMuroBehindTheWall

Actualité de Safaa Erruas  
Lucy’s iris, Contemporary African Women Artists. Exposition collective jusqu’au 12 juin 2016. www.musac.es