Le début de Sourate Âl-'Imrân, qui a inspiré à l'artiste l’œuvre "Le souffle du récitant comme signe" (2003). |
Yazid Oulab a construit une œuvre dense aux dimensions infinies, religieuse, politique, culturelle, artistique, sociale… Une manière de réfléchir le monde qui est aussi une tentative de le reconstituer, de retrouver, de réécrire son sens premier. « Nous vivons une expérience et cette expérience, c’est le sacré ». C’est justement cette dimension que nous choisissons d’approcher dans ce portrait de l’artiste algérien qui s’apprête à exposer ses œuvres en Tunisie.
Comment faire le portrait d’un artiste ? Peut-être que l’on pourrait commencer par évoquer la ville qui l’a en premier adopté. Le critique d’art Frédéric Valabrègue donne de Marseille une vision de ville grotte, de ville caverne qui « laisse la majorité des artistes à l’anonymat. Ceux qui restent prennent goût à ce silence. Ils se nourrissent du site, de la zone portuaire, des collines et des gens. D’ici, ils n’attendent rien en dehors de la vie quotidienne, ce qui est déjà énorme. »* La cité idéale pour une « Halte » réflexion qui peut s’étendre à l’envi, dans le temps. Lorsque Yazid Oulab organisera sa première exposition « monographique » en 2013 au FRAC (Fonds Régional d’Art Contemporain), il confiera avec émotion : « Enfin, Ma ville, la ville où j’ai vraiment commencé à réfléchir, me donne le moyen de partager tout ce que j’ai élaboré depuis 10 ans, avec les Marseillais et les autres. » (Site Culture 13)
Mais avant d’être sa caverne, son écritoire grandeur nature,
la ville de Marseille est le premier témoin d’une transhumance, d’une hijra, effectuée en 1988 vers la France par
Yazid Oulab depuis son Algérie natale où il est né en 1958. C’est dans cette
ville qu’il continuera ses études d’art. Il est l’immigré à la conquête d’un
nouveau territoire, d’un espace d’expression, de réflexion. Oulab, le porteur
de signes, d’une culture qui se dit par la poésie, et le geste, est confronté à
un nouveau langage, celui d’une histoire de l’art occidental qui semble avoir
existé sans penser à l’autre et à sa différence, mais qui l’initiera malgré
tout à la forme, lui l’homme qui a hérité du verbe.
''Je suis le
souverain des échos''
Face aux monuments, à l’ordre et au langage artistique établi,
Yazid Oulab essaye d’affirmer son identité culturelle. On reprend souvent
l’histoire de l’étudiant qui utilise dans ses œuvres l’huile d’olive parce que
l’huile de lin n’a jamais existé dans son pays natal. L’artiste se cherche, n’a
pas encore vraiment trouvé sa voie. Il finira par comprendre qu’il n’a pas à ébranler
un édifice qui n’est pas le sien, mais plutôt à donner forme à celui qui
l’habite. « Je suis le souverain des échos et mon trône, ce sont les marges.
Le chemin, c’est la manière. Peut-être que les anciens ont omis de décrire ce
quelque chose que j’aurais pu nourrir de sentiments et de ressentis », aurait
pu dire Oulab à l’instar de Mahmoud Darwich. La manière, c’est ce désert, ce
vide qu’il décidera de combler. D’abord un tableau noir, où il va tracer la
première révélation, la première vision, une rencontre avec « un fil
qui pendait du plafond… ».
Le fil s’élevait en fait d’un bâtonnet d’encens. Il sera
l’inspiration de l’œuvre magistrale et envoûtante de l’artiste, « Le
souffle du récitant comme signe »** (2003). Quatre traits de fumée que mue
en écriture la voix scandée à l’unisson des Tolbas de Mostaghanem. Quatre
traits qui pouvaient s’apparenter aux barreaux d’une cage quand c’était en fait
la première ossature d’une œuvre de vie. Fragile comme tout transcendant. Assez
solide pour qui sait voir. Pour qui sait croire. Cette structure évanescente,
Yazid ira la matérialiser dans une installation monumentale en 2007 sur le sol
qui l’a créée et construite, dans le désert de l’Algérie. Une montagne de fer,
un paysage intérieur traversé par les vents, debout dans sa nudité d’ascète, davantage
fenêtre ouverte qu’obstacle à la vue. Ainsi que devrait l’être « Une
élévation ».
Mais la révélation, al
waḥy,
« l’inspiration qui dirige et guide quelqu’un » (Le Noble Coran, Ed. Tawhid),
c’est aussi cette voix venue de nulle part qu’évoque Yazid Oulab dans un
entretien en 2008 (Centre Pompidou) et qui le déroute un jour de son atelier
pour le mener vers une petite ruelle de Marseille, où gît, dans un désert cette
fois urbain, une peau de mouton abandonnée. L’âme laineuse du sacrifié forgera
le Couteau du sacrifice (2006). Telle
sera la volonté de Dieu. Le miracle de la création.
La boîte à merveilles
Il est dit qu’avant de recevoir la révélation, le prophète
Mohammed ne savait ni lire ni écrire. La révélation était justement un ordre. Un
verbe. Une parole. « La parole, par conséquent, est transcendance. Elle
est un moyen de constitution du monde et, partant, de sa reconstitution. Pour qu’une chose existe, le Verbe doit être
mobilisé. » (Abderrahmane Moussaoui, Espace
et Sacré au Sahara). Reconstituer donc le monde par
la parole écrite… Et l’on se rend compte que l’artiste nous a justement habitués
à penser son œuvre en termes d’écrit. Que va-t-il désormais tracer ? Que
va-t-il conter par la lettre ? Quel sera le prochain texte à la fois ancien
et inédit qu’il va dévoiler ? De quoi, de qui, de quel mythe sera-t-il le
scribe ?
Yazid Oulab a souvent confié qu’il était porté par le
savoir-faire de son père et la passion de sa mère pour la poésie et la
littérature. Il expliquait ainsi l'œuvre « Le Monolithe », une
sculpture fendue en deux parts égales, deux parts miroirs. On pense pourtant
que cette silhouette de méditant, silencieuse, à la carapace robuste et à la
poitrine gravée de l’essence, du sens premier de l’écriture, c’était surtout
celle de son père, de ce parfait artisan qui, mû par le désir inassouvi de la
lettre, a transmis à son fils « le geste naturel » non de l’ouvrier,
mais celui de l’amoureux secret de l’écrit.
Approcher l’œuvre de l’artiste, c’est devoir renoncer au statut
de spectateur, pour accepter d’écorcher sa main sur un fil conducteur…
forcément barbelé. Mais c’est le seul chemin vers le lieu qui a permis à tout
cet écrit de s’épanouir en calligraphies. L’Atelier Calder. Peut-être pour
souligner l’importance de ce territoire, évoquer un lapsus révélateur de l’artiste
durant une interview (Villa Datris, 2013) : « J’ai commencé à travailler
le fil barbelé durant ma résidence à l’atelier Calder en 89 ». La résidence avait en fait lieu en 2009 alors que 1989 signe
les débuts de vie d’Oulab en dehors de l’Algérie, à Marseille. Un lapsus qui
gomme 20 ans d’exil, qui célèbre ce passage dans cet atelier comme un retour au
pays natal. « Je me sens chez moi », s’écrie d’ailleurs avec une joie
d’enfant Yazid quand il débute cette résidence. Et c’est donc « chez
lui », qu’il resserrera les liens avec son père, avec sa boîte à outils, qu’on
imagine grande malle en bois, équipée de cases où seraient rangés des outils en
devenir, des clous lettres, une perceuse stylo, un marteau initiateur. Une véritable
boîte à merveilles, d’où surgira le mot, nourri de toutes les Ecritures. Le mot
qui dessinera la lévitation d’hommes saints, le désir de mains
« étincelles », qui convertira les Illuminations de Rimbaud en Mouâllaka, et écrira en trois collines
cunéiformes l’immensité des montagnes, dans L’ère du Graphite (2011).
Vision et Sama‘
Dans « Le souffle du récitant comme signe » (2003),
les lignes d’encens s’élèvent puis se métamorphosent en lettres tracées par la
parole des Tolbas, qui scandent dans un rythme envoûtant la sourate 3 du Coran,
Âl-’Imrân (La famille d’Imran). Cette sourate débute par l’énonciation
énigmatique de trois lettres : Alif, Lâm, Mîm. Yazid Oulab extraira de ces
trois lettres de l’alphabet arabe les fondements du dessin. Le trait, la courbe
et la sphère. Mais son choix de la lecture des Tolbas de Mostaghanem n’est pas
un hasard. C’est par cette lecture frôlant l’à bout de souffle, que se révèle avec
justesse la respiration intérieure qui traverse le sacré du Coran. Un rythme
qui avait obsédé le poète français, Louis Aragon, jusqu’à le pousser à effacer
tout signe de ponctuation de ses poèmes. A tenter d’intégrer la différence de
ce rythme mystère des versets dans son recueil Le fou d’Elsa (Aragon par
Georges Sadoul, 1974).
Dans « Le souffle du récitant comme signe », Yazid
nous révèle justement ce rythme qui porte
l’écriture qui à son tour porte le
dessin qui à son tour porte le rythme
intérieur de l’âme. Liens logiques formant une boucle parfaite. Tout est Portée
pour qui sait écouter cette injonction tenant en un seul mot :
« Lis ! », et dont on retrouve le sens dans cette sublime phrase
de L’Ecclésiaste : « Les hommes ne savent rien, tout est devant
eux ».
Dans les œuvres de Yazid Oulab, le souffle Nafas est
écriture, il est aussi chant et musique. « Lorsque l’on crée une œuvre sans y
mettre l’aspect vibratoire musical, elle est éteinte, elle n’a aucune vie. Le
souffle, la vibration, c’est la vie »,
confiera un jour l’artiste. « Percussion Graphique », « Trompette
de Jéricho », « Résonances », « Rythme »… nommer ainsi
son travail est également une manière pour lui de nous « marteler » (dans
le sens de l’apprentissage) que l’art est peut-être vision et regard, mais
qu’il est aussi Sama‘, cette
audition spirituelle chantée ainsi par Rûmi dans ses quatrains :
Qu’est-ce
qui confère au sama‘ sa
noblesse ?
Pourquoi,
s’il n’existe pas, est-ce perte du temps ?
Il vient et
s’en va en secret, afin que l’on sache
Que ce goût
du sama’, ne vient ni du ney, ni du tambour
Une ville, une révélation, un écrit et un souffle qui le
porte. Manque un élément cinquième. Le message. Il pourrait être résumé en ce
vers de Rûmi, encore : « A cause de ton amour, je suis devenu l’orgue
du monde ». La beauté de cette « descente », de ce fil magique
qui venait d’en haut en prenant pourtant son essor d’en bas, c’est cette beauté
de la vision que tient Yazid Oulab à partager, à essaimer, à faire écouter et à
transmettre. Lignes invisibles dévoilées, fine toile d’araignée créatrice de
liens. Portée où peut se composer à l’infini l’harmonie première et unique du
sacré.
Ici prennent fin ces morceaux choisis dans la vertigineuse
œuvre de Yazid Oulab, à partir desquels on a essayé d’esquisser un portrait
intuitif, d’un artiste qui se définit aussi comme étant « plus intuitif
que cultivé ». Peut-être que ce portrait ne vaut rien, et peut-être est-ce
le seul qui vaille. Mais ceci n’importe guère. Comme nous l’apprennent les
sages, ce n’est pas la destination qui compte mais le voyage. Cette quête,
cette expérience où l’on découvre que l’on s’était trompé de désir. On voulait
écrire le portrait d’un artiste ouvrier et d’un ouvrier poète, on a fini par
décrire, pas à pas, la démarche d’un « stylite urbain » qui a fait
indéniablement siens le cheminement, la raison d’être, d’un prophète. Déroutant,
instructif, transcendant. Ce n’est certainement pas le propos d’un
portrait ; c’est peut-être le propre d’une révélation.
*La planque, treize ateliers d’artistes à Marseille, éditions La parenthèse. 2011.
Yazid Oulab. Exposition Portée, du 12 novembre 2015 au 8 janvier 2016.
Selma Feriani Gallery, Sidi Bousaïd, Tunis.
Biographie et œuvres de l'artiste sur : http://www.eric-dupont.com/artists/id_1/Yazid-Oulab