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"Souffle". Verre cassé sur pvc, 50 x 50 cm, 2015. Courtesy L'Atelier 21. |
Safaa Erruas vient d’exposer en mai à Casablanca, à la
galerie l’Atelier 21. Elle offre à voir un travail où la matière du verre est
omniprésente entre transparences visibles, brisures recomposées, et beauté à
l’apparence trompeuse. Des mondes ébréchés que hante la destruction mais qui
tiennent encore debout, paysages évanescents se greffant à des surfaces
immaculées.
Safaa Erruas s’exprime beaucoup avec ses mains, surtout
lorsqu’elle décrit son travail. Des mains ouvertes, qui sculptent sans hésiter l’espace,
y creusent une place pour l’œuvre rêvée. Comme si les mots n’étaient pas
suffisants pour rendre justice à la forme, à la présence de ce que l’artiste
est en train de créer, de rendre visible. Aujourd’hui, c’est aussi d’un revers
de main catégorique qu’elle met de côté le passé : « Pour cette
exposition, j’ai souhaité pousser tout à une extrême limite. J’ai voulu tout
effacer, et je me suis limitée à un seul élément qui est le verre. »
« L’extrême limite », c’est le tranchant de
l’éclat de verre, ce sont ces petites lames fines utilisées pour les
microscopes (Cover glass), ces tubes de laboratoire que l’artiste brise sciemment
en plusieurs morceaux pour les incruster fragment par fragment dans la surface
du papier et du bois. Dans son atelier, ses œuvres récentes se racontent entre
transparence, brisure, débris qui se maintiennent dans le vide, et délicatesse de
contours… acérés. Œuvres, insiste-t-elle, protégées du regard et des visiteurs
dans ce sanctuaire silencieux où elle s’isole pour travailler.
Eloge à la répétition
L’artiste pose les dernières touches de son exposition
personnelle à la galerie L’Atelier 21. Sur une grande table, en chantier, une
œuvre nommée ‘’terre humide’’. Les morceaux de verre s’y chevauchent par
milliers, dans un ordre vertigineux de méticulosité, et font oublier leur
transparence pour livrer un univers neigeux, presque duveteux, que l’on aurait
envie de caresser. « Chaque lamelle de verre en tant qu’entité est
transparente. Elle n’existe pas, elle est invisible, mais quand je la multiplie
par mille, cette transparence devient visible. C’est comme si je travaillais à
partir de rien du tout. Par la répétition, la matière acquiert présence et
force ».
Et l’on imagine Safaa Erruas en brodeuse patiente du brisé,
du tranchant, sertir la surface blanche de vaguelettes acérées, à la beauté
étrange et indiscutable ;
déconstruire le verre de ses doigts, à même la peau, à même la blessure,
pour recréer à partir d’éclats de verre un monde en ruines comme dans la série
Turbulences, ou encore un univers où s’entrelacent intimement naissance et mort,
dans la série « Vies parallèles ». « Je ne peux pas confier ce
long et fastidieux travail à quelqu’un d’autre. D’abord mon dessin n’est jamais
vraiment fini quand je commence à planter les morceaux de verre. Et puis quand
je casse une lame, c’est en deux, trois ou quatre fragments, selon la forme que
je désire obtenir. Et cette forme, je suis seule à pouvoir la déterminer.
L’autre raison, ce sont tous les bouts de verre qui s’incrustent dans mes
doigts, qui me blessent, qui s’insèrent dans ma peau… c’est à ce moment-là
aussi que l’œuvre prend sens. Une histoire se tisse alors entre moi et ce que
je suis en train de façonner. C’est peut-être à cause de ce que je ressens, de
ce malaise causé par l’inconfort de ce travail que je décide de changer la
forme de l’œuvre, d’aller vers l’autre côté, de laisser tomber cette partie
pour y revenir plus tard. »
Apparence de ruines,
ruines de l’apparence
Dans la série « Vies parallèles », apparaît le
cocon de soie, lacéré, coupé en deux, multiplié, fragile mais hérissé de
pointes de verre qui l’ornent délicatement, épousent sa douceur, le protègent
et le cernent à la fois. « Le cocon pour moi est comme une sorte de
cimetière, de linceul parce qu’il y a quelque chose qui meurt à l’intérieur
pour donner naissance à autre chose. Il est beau, sa matière est douce, c’est
un lieu où s’entremêlent vie et mort… ». La série comprend 40 œuvres de
petit format. 40, un chiffre qui nous rappelle les quarante jours de Larabîine,
cette période de deuil où le souvenir du mort est encore lancinant. 40 comme
les quarante jours où l’on estime que le nouveau-né est encore fragile, pas
assez enraciné dans le monde. Ou peut-être 40, du nombre des règles de vie que
dicte le soufi errant Shams Tabrizi au poète Rûmi, tel qu’énoncé dans un livre
d’Elif Shafaq°, qu'aime à relire l’artiste…
Dans la série Turbulences, un monde s’effrite comme une
mosaïque torturée par le temps ou les climats, une mémoire qui s’ébrèche.
L’artiste s’est livrée à une véritable « construction de ruines »°°. «
Tout repose sur l’utilisation de débris. Toutes
mes œuvres récentes sont habitées par cette notion de brisé qui donne une
impression de ruines. Au final, il y a paradoxalement cette image qui
s’impose, qui semble esthétiquement belle, dénuée d’agressivité et qui dégage
une impression de légèreté éthérée »,
explique Safaa.
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"Restos". Lames de verre cassées sur toile, 150 x 150 cm, 2015. Courtesy L'atelier 21. |
Tout est présence et effacement, transparence et visibilité,
apparence et son contraire, illusion de beauté. Et l’artiste s’en amuse presque,
avec une pointe d’ironie : « Cette exposition pourrait très bien
s’intituler « Choses apparentes » parce que les choses qu’elle donne
à voir ne sont pas ce qu’elles semblent être. Ce que les gens vont voir n’est
pas vrai, n’est pas réel, juste une apparence. Dans le quotidien, il y a des
réalités, et il y a de fausses réalités, et puis l’on se retrouve à se déplacer
entre ces notions. »
Réminiscences
et obsessions
Safaa Erruas a beau se focaliser sur la matière du
verre dans ce travail récent, les thèmes
qui l’obsèdent depuis toujours se greffent à ses œuvres comme une trame secrète
qui apparaît et disparaît. La cohabitation forcée entre fragilité et
tranchant ; la fente, cette blessure qui insiste et résiste au temps et à
la guérison ; l’allusion au monde médical à travers les lames de
microscope et les tubes de laboratoire même si l’artiste s’en défend :
« Ce verre, je l’ai surtout utilisé pour la finesse de sa matière et non
pour sa fonction médicale, mais forcément, quand tu le travailles et qu’il
apparaît des milliers de fois, sa connotation devient incontournable ». Allusion
aussi à la peau : « Pour moi tout passe à travers le corps, et avant
tout par la peau. C’est ce qui est en contact avec l’extérieur, c’est ce qui
nous protège et c’est aussi ce qui est agressé, blessé en premier. D’ailleurs,
dans une œuvre, j’ai décidé de
laisser les taches de sang de mes doigts blessés par le verre, parce que cela
fait partie de l’œuvre. »
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"Instantáneas III". Verre cassé sur papier coton, 76 x 57 cm, 2015. Courtesy L'atelier 21. |
Roland Barthes°°° a défini le style comme étant « « la
chose » de l’écrivain, sa splendeur et sa prison, (…) sa solitude »,
« la voix décorative d’une chair inconnue et secrète ». Ainsi
pourrait-on définir l’univers immaculé de Safaa Erruas. Néanmoins, ce blanc
qu’elle dit être son langage, n’a-t-elle rien à lui reprocher ? « Il est
peut-être difficile à travailler, mais les possibilités qu’il offre se
déclinent à l’infini. Je réalise au fur et à mesure que ce blanc peut avoir
plusieurs présences. Parfois le blanc que je travaille, en fonction de sa
matière, de sa surface, me paraît très rouge, d’autres fois, j’y vois quelque
chose de très noir. Aujourd’hui par exemple, c’est avec la transparence que
j’ai obtenu du blanc. »
Sertir le
néant…
Quand on lui pose la question sur les artistes qui l’ont
marquée, Safaa Erruas évoque Richard Serra avec « ses noirs grandioses et
fabuleux », les œuvres poétiques, fragiles et troublantes d’Eva Hesse, de Mira
Schendel et de Marina Abramovic. Elle cite aussi l’artiste du Land art Goldsworthy,
et c’est de ce dernier qu’elle nous semble se rapprocher le plus dans son
travail récent. Par le fait de ne pas avoir peur de « mettre la main à la
pâte », sans parler de la beauté et de la fragilité des œuvres, et cette
présence indubitable de la nature qui se révèle dans ses « vies
parallèles » et ses « turbulences ». Safaa revient d’ailleurs
d’une résidence dans le Haut-Atlas, initiée par l’association Atlas Now :
« J’ai intitulé ce projet « Le chemin »°°°°, une promenade pour
ouvrir le regard que j’ai menée avec des jeunes filles et des guides de
montagne issus de villages à l’écart du monde, qui sont privés de tout, et qui
semblent être oubliés de tous. » Une ascèse de la survie qui teinte
inconsciemment les œuvres de l’artiste. « Cette résidence n’est que le
début. Je compte revenir et travailler avec les gens sur place. Avoir fait ce
chemin dans ces paysages à couper le souffle m’inspire beaucoup de projets pour
l’avenir. J’ai dans l’idée de faire une installation en très grand, parce que
dans la nature il y a quelque chose d’immense, et je veux essayer de reproduire
cette impression d’immensité. J’ai envie de créer quelque chose qui me dépasse,
c’est un challenge que j’aimerais réaliser. »
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"La caída II". Verre cassé sur pvc, 50 x 32 cm, 2015. Courtesy L'atelier 21. |
Et l’on revient au présent, à l’exposition de l’Atelier
21 : « Les œuvres seront présentées dans des boîtes en plexiglas pour
que l’on puisse voir le côté latéral, les reliefs, les volumes qui ressortent. »
On se rappelle alors d’une jeune femme fraîchement diplômée de l’Ecole des
Beaux-Arts de Tétouan qui s’active silencieusement dans une salle à la Villa
des arts en 1999 pour l’exposition L’objet désorienté. Elle dispose
solennellement des bijoux berbères sur des surfaces cotonneuses, dans des
boîtes en plexiglas. Fibules exquises aux bouts acérées, bracelets ciselés aux
pointes menaçantes. Peut-être que finalement toute la maturité de Safaa Erruas,
tout le chemin qu’elle a parcouru, tiennent dans cette capacité qu’elle a
aujourd’hui à dématérialiser l’objet, à suggérer au lieu de montrer, à faire un
travail d’orfèvre avec presque rien, « à partir de rien du tout ».
Cela pourrait s’appeler sertir le néant. Ou mieux, donner une forme acceptable
à l’innommable qui nous habite.
° Elif
Shafaq, Soufi mon amour, éditions Phébus, 2010.
°°
Expression de l’écrivain cubain Antonio José Ponte.
°°° Roland
Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Œuvres complètes volume I, éditions du
Seuil.
°°°°
Résidence « Le chemin » : http://www.atlasnowproject.com/fr/safaa-erruas-2015/