samedi 20 juin 2015

Safaa Erruas. L'orfèvre du néant



"Souffle". Verre cassé sur pvc, 50 x 50 cm, 2015. Courtesy L'Atelier 21.


Safaa Erruas vient d’exposer en mai à Casablanca, à la galerie l’Atelier 21. Elle offre à voir un travail où la matière du verre est omniprésente entre transparences visibles, brisures recomposées, et beauté à l’apparence trompeuse. Des mondes ébréchés que hante la destruction mais qui tiennent encore debout, paysages évanescents se greffant à des surfaces immaculées.


Safaa Erruas s’exprime beaucoup avec ses mains, surtout lorsqu’elle décrit son travail. Des mains ouvertes, qui sculptent sans hésiter l’espace, y creusent une place pour l’œuvre rêvée. Comme si les mots n’étaient pas suffisants pour rendre justice à la forme, à la présence de ce que l’artiste est en train de créer, de rendre visible. Aujourd’hui, c’est aussi d’un revers de main catégorique qu’elle met de côté le passé : « Pour cette exposition, j’ai souhaité pousser tout à une extrême limite. J’ai voulu tout effacer, et je me suis limitée à un seul élément qui est le verre. »

« L’extrême limite », c’est le tranchant de l’éclat de verre, ce sont ces petites lames fines utilisées pour les microscopes (Cover glass), ces tubes de laboratoire que l’artiste brise sciemment en plusieurs morceaux pour les incruster fragment par fragment dans la surface du papier et du bois. Dans son atelier, ses œuvres récentes se racontent entre transparence, brisure, débris qui se maintiennent dans le vide, et délicatesse de contours… acérés. Œuvres, insiste-t-elle, protégées du regard et des visiteurs dans ce sanctuaire silencieux où elle s’isole pour travailler.

Eloge à la répétition

L’artiste pose les dernières touches de son exposition personnelle à la galerie L’Atelier 21. Sur une grande table, en chantier, une œuvre nommée ‘’terre humide’’. Les morceaux de verre s’y chevauchent par milliers, dans un ordre vertigineux de méticulosité, et font oublier leur transparence pour livrer un univers neigeux, presque duveteux, que l’on aurait envie de caresser. « Chaque lamelle de verre en tant qu’entité est transparente. Elle n’existe pas, elle est invisible, mais quand je la multiplie par mille, cette transparence devient visible. C’est comme si je travaillais à partir de rien du tout. Par la répétition, la matière acquiert présence et force ».

Et l’on imagine Safaa Erruas en brodeuse patiente du brisé, du tranchant, sertir la surface blanche de vaguelettes acérées, à la beauté étrange et indiscutable ;  déconstruire le verre de ses doigts, à même la peau, à même la blessure, pour recréer à partir d’éclats de verre un monde en ruines comme dans la série Turbulences, ou encore un univers où s’entrelacent intimement naissance et mort, dans la série « Vies parallèles ». « Je ne peux pas confier ce long et fastidieux travail à quelqu’un d’autre. D’abord mon dessin n’est jamais vraiment fini quand je commence à planter les morceaux de verre. Et puis quand je casse une lame, c’est en deux, trois ou quatre fragments, selon la forme que je désire obtenir. Et cette forme, je suis seule à pouvoir la déterminer. L’autre raison, ce sont tous les bouts de verre qui s’incrustent dans mes doigts, qui me blessent, qui s’insèrent dans ma peau… c’est à ce moment-là aussi que l’œuvre prend sens. Une histoire se tisse alors entre moi et ce que je suis en train de façonner. C’est peut-être à cause de ce que je ressens, de ce malaise causé par l’inconfort de ce travail que je décide de changer la forme de l’œuvre, d’aller vers l’autre côté, de laisser tomber cette partie pour y revenir plus tard. »

Apparence de ruines, ruines de l’apparence

Dans la série « Vies parallèles », apparaît le cocon de soie, lacéré, coupé en deux, multiplié, fragile mais hérissé de pointes de verre qui l’ornent délicatement, épousent sa douceur, le protègent et le cernent à la fois. « Le cocon pour moi est comme une sorte de cimetière, de linceul parce qu’il y a quelque chose qui meurt à l’intérieur pour donner naissance à autre chose. Il est beau, sa matière est douce, c’est un lieu où s’entremêlent vie et mort… ». La série comprend 40 œuvres de petit format. 40, un chiffre qui nous rappelle les quarante jours de Larabîine, cette période de deuil où le souvenir du mort est encore lancinant. 40 comme les quarante jours où l’on estime que le nouveau-né est encore fragile, pas assez enraciné dans le monde. Ou peut-être 40, du nombre des règles de vie que dicte le soufi errant Shams Tabrizi au poète Rûmi, tel qu’énoncé dans un livre d’Elif Shafaq°, qu'aime à relire l’artiste… 

Dans la série Turbulences, un monde s’effrite comme une mosaïque torturée par le temps ou les climats, une mémoire qui s’ébrèche. L’artiste s’est livrée à une véritable « construction de ruines »°°. « Tout repose sur l’utilisation de débris. Toutes mes œuvres récentes sont habitées par cette notion de brisé qui donne une impression de ruines. Au final, il y a paradoxalement cette image qui s’impose, qui semble esthétiquement belle, dénuée d’agressivité et qui dégage une impression de légèreté éthérée », explique Safaa. 


"Restos". Lames de verre cassées sur toile, 150 x 150 cm, 2015. Courtesy L'atelier 21.


Tout est présence et effacement, transparence et visibilité, apparence et son contraire, illusion de beauté. Et l’artiste s’en amuse presque, avec une pointe d’ironie : « Cette exposition pourrait très bien s’intituler « Choses apparentes » parce que les choses qu’elle donne à voir ne sont pas ce qu’elles semblent être. Ce que les gens vont voir n’est pas vrai, n’est pas réel, juste une apparence. Dans le quotidien, il y a des réalités, et il y a de fausses réalités, et puis l’on se retrouve à se déplacer entre ces notions. » 


Réminiscences et obsessions


Safaa Erruas a beau se focaliser sur la matière du verre dans ce travail récent, les thèmes qui l’obsèdent depuis toujours se greffent à ses œuvres comme une trame secrète qui apparaît et disparaît. La cohabitation forcée entre fragilité et tranchant ; la fente, cette blessure qui insiste et résiste au temps et à la guérison ; l’allusion au monde médical à travers les lames de microscope et les tubes de laboratoire même si l’artiste s’en défend : « Ce verre, je l’ai surtout utilisé pour la finesse de sa matière et non pour sa fonction médicale, mais forcément, quand tu le travailles et qu’il apparaît des milliers de fois, sa connotation devient incontournable ». Allusion aussi à la peau : « Pour moi tout passe à travers le corps, et avant tout par la peau. C’est ce qui est en contact avec l’extérieur, c’est ce qui nous protège et c’est aussi ce qui est agressé, blessé en premier. D’ailleurs, dans une œuvre, j’ai décidé de laisser les taches de sang de mes doigts blessés par le verre, parce que cela fait partie de l’œuvre. » 


"Instantáneas III". Verre cassé sur papier coton, 76 x 57 cm, 2015. Courtesy L'atelier 21.


Roland Barthes°°° a défini le style comme étant « « la chose » de l’écrivain, sa splendeur et sa prison, (…) sa solitude », « la voix décorative d’une chair inconnue et secrète ». Ainsi pourrait-on définir l’univers immaculé de Safaa Erruas. Néanmoins, ce blanc qu’elle dit être son langage, n’a-t-elle rien à lui reprocher ? « Il est peut-être difficile à travailler, mais les possibilités qu’il offre se déclinent à l’infini. Je réalise au fur et à mesure que ce blanc peut avoir plusieurs présences. Parfois le blanc que je travaille, en fonction de sa matière, de sa surface, me paraît très rouge, d’autres fois, j’y vois quelque chose de très noir. Aujourd’hui par exemple, c’est avec la transparence que j’ai obtenu du blanc. »

Sertir le néant…

Quand on lui pose la question sur les artistes qui l’ont marquée, Safaa Erruas évoque Richard Serra avec « ses noirs grandioses et fabuleux », les œuvres poétiques, fragiles et troublantes d’Eva Hesse, de Mira Schendel et de Marina Abramovic. Elle cite aussi l’artiste du Land art Goldsworthy, et c’est de ce dernier qu’elle nous semble se rapprocher le plus dans son travail récent. Par le fait de ne pas avoir peur de « mettre la main à la pâte », sans parler de la beauté et de la fragilité des œuvres, et cette présence indubitable de la nature qui se révèle dans ses « vies parallèles » et ses « turbulences ». Safaa revient d’ailleurs d’une résidence dans le Haut-Atlas, initiée par l’association Atlas Now : « J’ai intitulé ce projet « Le chemin »°°°°, une promenade pour ouvrir le regard que j’ai menée avec des jeunes filles et des guides de montagne issus de villages à l’écart du monde, qui sont privés de tout, et qui semblent être oubliés de tous. » Une ascèse de la survie qui teinte inconsciemment les œuvres de l’artiste. « Cette résidence n’est que le début. Je compte revenir et travailler avec les gens sur place. Avoir fait ce chemin dans ces paysages à couper le souffle m’inspire beaucoup de projets pour l’avenir. J’ai dans l’idée de faire une installation en très grand, parce que dans la nature il y a quelque chose d’immense, et je veux essayer de reproduire cette impression d’immensité. J’ai envie de créer quelque chose qui me dépasse, c’est un challenge que j’aimerais réaliser. »


"La caída II". Verre cassé sur pvc, 50 x 32 cm, 2015. Courtesy L'atelier 21.


Et l’on revient au présent, à l’exposition de l’Atelier 21 : « Les œuvres seront présentées dans des boîtes en plexiglas pour que l’on puisse voir le côté latéral, les reliefs, les volumes qui ressortent. » On se rappelle alors d’une jeune femme fraîchement diplômée de l’Ecole des Beaux-Arts de Tétouan qui s’active silencieusement dans une salle à la Villa des arts en 1999 pour l’exposition L’objet désorienté. Elle dispose solennellement des bijoux berbères sur des surfaces cotonneuses, dans des boîtes en plexiglas. Fibules exquises aux bouts acérées, bracelets ciselés aux pointes menaçantes. Peut-être que finalement toute la maturité de Safaa Erruas, tout le chemin qu’elle a parcouru, tiennent dans cette capacité qu’elle a aujourd’hui à dématérialiser l’objet, à suggérer au lieu de montrer, à faire un travail d’orfèvre avec presque rien, « à partir de rien du tout ». Cela pourrait s’appeler sertir le néant. Ou mieux, donner une forme acceptable à l’innommable qui nous habite.

° Elif Shafaq, Soufi mon amour, éditions Phébus, 2010.
°° Expression de l’écrivain cubain Antonio José Ponte.
°°° Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Œuvres complètes volume I, éditions du Seuil.
°°°° Résidence « Le chemin » : http://www.atlasnowproject.com/fr/safaa-erruas-2015/

Site de l'artiste : http://www.safaaerruas.com/